1915 : "Après 1870 !... après... demain ?"
Dès les premiers mois de la guerre, les compagnons du Devoir se préoccupèrent de ce que deviendraient leurs sociétés lorsque la paix serait revenue. Ils avaient conscience que la guerre marquait la fin d’une époque et qu’il faudrait réformer le Compagnonnage sous peine de décliner et de disparaître.
Les propos qui suivent expriment bien ce constat. Ils sont exprimés par le compagnon tourneur du Devoir Emile BAUDET, Saintonge le Soutien du Devoir (1869-1948), établi à Saint-Jean-d’Angély (Charente-Maritime). Ils ont été publiés dans la Revue des Groupes fraternels des Compagnons du Devoir sous les Drapeaux en septembre 1915.
E. BAUDET fixe à 1848 le début du déclin du Compagnonnage, qui se voit concurrencé par l’essor d’une multitude de sociétés de secours mutuels offrant aux ouvriers des avantages sociaux équivalents à ceux des Devoirs.
En 1867, un compagnon tourneur de La Rochelle nommé MEUSNIER lança l’idée d’un projet d’hôtel des Invalides pour les vieux compagnons. A la même époque, les idées d’Agricol PERDIGUIER et de Frédéric ESCOLLE faisaient leur chemin pour réformer les compagnonnages et tendre vers une plus grande fraternité entre les sociétés. « Tout était donc prêt, écrit E. BAUDET, pour le grand but à réaliser : la vraie chaîne d’alliance des compagnons de tous les Devoirs réunis dans une même pensée d’Amitié, de Fraternité et d’Humanité. »
Puis il explique que cet élan fut brisé par la guerre de 1870 : « La guerre de 1870 éclata, chacun fit son devoir, on luttait et on mourait pour la Patrie. Toutes les espérances sociales du Compagnonnage s’effondrèrent à la suite de cette guerre. Une nouvelle évolution industrielle allait compléter le désastre : le machinisme avec toutes les conséquences professionnelles qu’il entraîne. »
Suivit la naissance de la Fédération compagnonnique de tous les Devoirs réunis, en 1874, à l’initiative de Lucien BLANC. Mais, selon E. BAUDET, cette création n’enraya pas le déclin et aboutit à la division du Compagnonnage : « Cette Fédération des Devoirs unis, au lieu de soutenir les corporations du Devoir, voulut créer un compagnonnage nouveau taillé de toutes pièces sur des ruines : un compagnonnage sans Rite composé de tous rites. » Emile BAUDET évoque ici la création de l’Union Compagnonnique des Devoirs Unis en 1889.
Il poursuit en remarquant que le projet de MEUSNIER finit tout de même par se concrétiser partiellement, puisqu’à l’initiative des compagnons du Devoir qui n’avaient pas rejoint l’Union Compagnonnique, furent crées des caisses de retraite sous l’égide du Ralliement.
Le compagnonnage du Devoir remontait la pente et prévoyait d’organiser un congrès en 1914, en vue d’unifier toutes les sociétés du Devoir, en conservant leurs traditions respectives, différentes selon les métiers.
Et il ajoute : « La guerre de 1914 vint et continue ! » mettant fin une nouvelle fois aux projets en cours. Et de s’interroger : « Que ferons-nous après demain : retomberons-nous dans les fautes du passé à vouloir vivre seules corporations du Devoir ? Corporations qui s’éteignent et qui voudraient vivre. Citons un exemple, celle des tourneurs : pourquoi ne pas élargir la porte qui est si étroite, l’élargir pour laisser passage aux tourneurs sur chaises, sur bois, aux sculpteurs ? pourquoi, corporations des forgerons et serruriers (…) refuser la vie à des corporations sœurs qui voudraient vivre côte à côte avec vous, telles celles des mécaniciens, ajusteurs, etc. ? Tout cela, c’est l’après demain. Les Compagnons du Devoir auront-ils le cœur assez haut, assez ferme, pour le vouloir ? »
Emile BAUDET ne fut pas le seul à vouloir élargir le recrutement à des métiers similaires aux anciennes corporations du Devoir. Et après-guerre, son appel fut en partie entendu, puisque les serruriers d’un côté, les maréchaux d’un autre, reçurent des mécaniciens ajusteurs et des mécaniciens agricoles, tandis que les compagnons bourreliers admirent dans leurs rangs des selliers-garnisseurs pour l’automobile. Pour leur part, les compagnons boulangers intégrèrent le métier de pâtissier en 1939.
Ce mouvement d’élargissement aux « parties similaires » s’amplifia encore après 1945, mais ceci est une autre histoire… Retenons de tout cela que durant la Grande Guerre les compagnons ont eu conscience qu’elle marquait une rupture et qu’il fallait anticiper l’avenir pour assurer la pérennité de leurs associations.